Nous venons de chercher dans la conscience le premier élément dynamique nécessaire à la liberté, si elle existe: l’action motrice distincte de la passion, le vouloir et le mouvoir distinct du pâtir: un second élément serait la puissance, supérieure à l’acte particulier, où elle ne s’épuiserait pas. Si nous avions conscience de notre liberté, nous devrions avoir conscience a priori, avant de faire une chose et en la faisant, de notre pouvoir de la faire. Il est même beaucoup de psychologues qui ajoutent le pouvoir de ne pas la faire; mais c’est là une question qu’il n’est pas temps encore d’examiner. Le simple pouvoir de faire est déjà matière à des discussions d’une extrême difficulté et dans lesquelles nous devons successivement entendre le pour et le contre. Avons-nous une autre conscience que celle de nos états présents? «La conscience, répond Stuart Mill, m’apprend ce que je fais ou ce que je sens, non ce dont je suis capable.» Ceux, au contraire, qui admettent une conscience de la puissance répliquent:—Comment distinguer ce que je fais de ce que je sens ou subis, si je vois seulement la chose faite, l’état de choses réalisé, sans aucun lien avec une puissance dont il dérive? Est mien ce que je puis, ce dont je suis la condition suffisante et immédiate; même pour savoir que je fais une chose, ne faut-il point savoir que je la puis? Est étranger à moi, passif pour moi, ce dont je vois en moi l’actuelle réalité sans en voir en moi la puissance, ce que je ne puis pas réaliser et qui pourtant se réalise.—Mill objecte alors qu’on a seulement conscience du réel;—on lui répond que la puissance active est elle-même une réalité, un pouvoir réel, un pouvoir qui est, mais qui n’est encore que pouvoir. Stuart Mill ajoute qu’il est contradictoire de dire:—J’ai présentement conscience de ce qui n’est pas présentement, de ce qui sera: «La conscience n’est pas prophétique; nous avons conscience de ce qui est, non de ce qui sera ou de ce qui peut être.»—A quoi on réplique:—Vous raisonnez comme si «J’ai conscience de ce que je puis» signifiait «J’ai conscience du fait même que je puis accomplir et qui cependant n’existe pas;» mais nous, partisans de la puissance, nous accordons fort bien qu’on n’a pas conscience de ce qui sera comme d’une chose déjà présente; selon nous, on n’en a pas moins conscience de ce qui actuellement nous autorise à dire qu’une chose sera ou peut être: il faut bien qu’il y ait dans la conscience présente quelque chose qui nous permette de concevoir l’avenir.—Cette chose, répond Stuart Mill, est une simple conclusion du passé: «Nous ne savons jamais que nous sommes capables de faire une chose qu’après l’avoir faite, ou qu’après avoir fait quelque chose d’égal ou de semblable.»—Oui, réplique-t-on de nouveau, quand il s’agit d’exécuter ce que nous avons voulu. La possibilité de cette exécution, en effet, n’ayant point pour condition unique la volonté, est subordonnée à une hypothèse: nous supposons que les conditions sont égales et semblables, comme notre volonté elle-même est égale et semblable; et alors, tout étant semblable, nous affirmons semblablement. Quand, par exemple, je me crois capable de mouvoir mon bras, je sais que ma volonté, première condition, demeure la même, et je suppose que toutes les autres conditions sont les mêmes aussi, d’où je conclus le même résultat, à savoir le même mouvement que d’ordinaire. Mais ces déductions ou inductions semblent présupposer toujours l’idée de possibilité, dont elles ne sont qu’une extension au dehors. Nos jugements sur les choses qui peuvent être, sont toujours dérivés et détournés; le jugement je puis est la véritable origine de toutes les idées de possibilité. Telle est la thèse des partisans de la puissance active, qui s’inspirent plus ou moins de la métaphysique péripatéticienne et leibnizienne. Écoutons jusqu’au bout leurs spéculations.—Quand je déclare, disent-ils, que je puis quelque chose, je ne suis pas, assurément, dans un état d’inaction, car, si je n’agissais pas, je ne jugerais point que je puis; et d’ailleurs ce jugement est déjà lui-même une action; mais, d’autre part, la détermination présente n’est pas la seule chose que j’affirme, puisque alors il n’y aurait aucune différence entre «je puis» et «je fais,» entre «je puis être dans tel état» et «je suis dans tel état.» Si «je puis» n’est pas adéquat à ce qui est, il l’est encore moins à ce qui n’est pas. «Je puis faire une chose» n’a point simplement ce sens: «je ne la fais pas»; car, si vous analysez cette dernière proposition, vous n’en déduirez jamais la proposition suivante: «je puis faire la chose que je ne fais pas». «Je puis» affirme un lien entre ce qui est et ce qui n’est pas; il faut donc que, dans ce que je suis, soit contenu d’une certaine manière ce que je ne suis pas. Or, ce que je ne suis pas n’est point contenu dans ce que je suis comme fait, comme état, comme sensation ou sentiment, comme action; car alors tout serait déjà sous tous les rapports, le changement ne serait qu’une apparence et pas même une apparence, puisque l’apparence est encore un changement. Nous retomberions ainsi dans l’éléatisme, fondé sur ce principe qu’il n’y a point de milieu entre ce qui est et ce qui n’est pas. Dire que tout est fait ou état actuel, que tout se résout en sensations ou sentiments présents, c’est revenir sans le savoir à l’antique doctrine des Eléates et des Mégariques, auxquels Aristote répondait: «Si tout existe en fait et en acte, lorsque je suis assis, je ne puis me lever; lorsque je suis levé, je ne puis m’asseoir.» Il doit donc y avoir un moyen terme entre ce que le positivisme appelle les faits qui sont et les faits qui ne sont pas, c’est-à-dire les faits qui ne sont pas des faits; ce moyen terme semble supérieur aux faits; il coexiste avec le premier et avec le second, mais il dépasse le premier et le second. Quand je me détermine à m’asseoir, cette détermination n’épuise pas mon pouvoir déterminant; voilà pourquoi je dis que je puis me déterminer à être debout. Ce pouvoir n’est pas une abstraction ni un extrait; c’est lui plutôt qui extrait de lui-même telle ou telle manifestation particulière. Si «je puis» n’était qu’une abstraction, la vérité des choses serait tout entière dans «je suis ceci et je ne suis pas cela»; entre les deux, plus d’intermédiaire. Le pouvoir a donc sa réalité; mais cette réalité n’est pas du même genre que celle des faits. Le fait est tout entier dans ce qu’il est présentement, il est soumis à cette loi d’exclusion qui fait que les parties du temps sont en dehors les unes des autres comme celles de l’espace. Un fait ne peut empiéter sur le passé ou sur l’avenir; il est enfermé dans des bornes précises ou fixes, et pour lui point de milieu entre demeurer tel qu’il est ou cesser d’être: y a-t-il le moindre changement, ce n’est plus le même fait, ce n’est plus le même état. Sa définition, dirait Platon, ne renferme que le même, et non point l’autre. Le fait d’être assis, par exemple, étant purement et simplement ce qu’il est, tout son être est épuisé dans ce qu’il est; il y a équation entre ce qu’il est et ce qu’il peut être. Mais cette équation ne saurait exister en toutes choses sans réduire toutes choses à l’inertie et à l’immutabilité absolue. Nous sommes ainsi amenés à la conception d’un pouvoir qui est réel en lui-même, non pas seulement dans ses effets et ses manifestations. Selon le phénoménisme de M. Taine, une chose est réelle quand toutes les conditions sont données; elle est simplement possible quand «toutes les conditions, moins une, sont données». Mais le même philosophe dit ailleurs que l’absence d’une condition entraîne l’impossibilité, puisque la chose ne se produira jamais en l’absence de la condition finale. Par là se trouvent identifiés, ce semble, le possible et l’impossible. C’est ce qui doit arriver quand on n’admet que des faits sans aucune puissance qui les relie. De deux choses l’une: ou bien un fait n’est rien de plus que l’ensemble des conditions données, ou il est quelque chose de plus. Dans la première hypothèse, si toutes les conditions de toutes choses sont données, tous les faits sont déjà, et aucun changement n’aura lieu; si toutes les conditions ne sont pas données, rien n’est, et rien ne sera; car l’existence des choses aurait besoin de certaines conditions qui ne sont pas données dans cette totalité des conditions en dehors de laquelle il n’y a rien. Il faut donc passer à la seconde hypothèse, et dire que les conditions présentes suffisent pour amener les faits absents; dès lors, les faits sont autre chose que l’ensemble de leurs conditions; en d’autres termes, l’ensemble des faits actuels renferme les faits à venir en tant que possibilités et non en tant que faits. Il faut par conséquent admettre autre chose que de simples faits; il faut admettre dans la condition du réel un principe de différence qui fait que, sans cesser d’être elle-même, elle donne naissance à autre chose qu’elle. Qu’on appelle comme on voudra cette «particularité», cette chose qui, par elle-même, fait exister une autre chose, c’est là ce que nous entendons par puissance active. Vous êtes donc obligés d’admettre à la racine des choses un lien entre ce qui est et ce qui n’est pas, un principe d’union grâce auquel ce qui est peut donner ce qui n’est pas. C’est dans la conscience de notre activité que nous croyons, nous, trouver le type de ce pouvoir qui dépasse ses états présents par ses états possibles, de ce dynamisme supérieur au mécanisme qu’il anime. Les idées de possibilité, de condition, de raison suffisante, ne sont à nos yeux que les expressions indirectes et neutres d’un sentiment vif et d’une idée toute personnelle à son origine. Substituer à cette conscience du moi des notions abstraites, c’est laisser la proie pour l’ombre; la possibilité n’est, en définitive, qu’une puissance.
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